jeudi 8 octobre 2015

En amour, pourquoi les femmes se font des films

Sur l’écran noir de nos nuits blanches, nos scénarios amoureux défilent au rythme de nos désirs. Fantasmer l’autre, l’idéaliser est une attitude typiquement féminine. Explications.

« Tout à l’heure, chez mes amis, j’ai rencontré un type extraordinaire, plein d’humour, raffiné, viril sans être macho. Nous avons discuté toute la soirée. Il m’a laissé son numéro de portable et son téléphone au bureau, mais pas son fixe chez lui. Tu crois que lui aussi a envie de me revoir ? C’est bizarre quand même qu’il ne m’ait pas laissé son fixe. Tu vas penser que je suis folle mais j’ai la sensation que ce type, c’est le futur père de mes futurs enfants. Tu crois qu’il va rappeler ? » Il est 2 heures du matin, le coup de téléphone de ma meilleure amie m’a tirée du lit. Pas question d’attendre une heure décente, elle a trop besoin de m’annoncer la grande nouvelle et de m’entendre dire que oui, elle a rencontré l’homme de sa vie – ce n’est jamais que la cinquième fois en trois ans.
Dès que l’idylle se sera précisée, ensemble, nous décoderons les signes prouvant que l’homme est bien amoureux… Et s’il se montre trop peu passionné, nous essayerons, telles des détectives, de saisir quel traumatisme ou quelle enfance malheureuse l’a rendu incapable de se laisser aller et de s’engager. Car si cette histoire ne marche pas, c’est forcément que le prince charmant est un grand névrosé terrifié par le désir féminin. Les petits films intérieurs ont ce pouvoir magique : nous écrivons le scénario qui nous convient, celui qui protège le mieux notre image et notre estime de nous-même. Les pessimistes se font des films noirs – « Ça ne marchera jamais, c’est sûr, et puis je suis certaine qu’il a une copine », etc. – mais un rayon de soleil suffit pour réécrire un scénario plus souriant…



Une imagination hypertrophiée

Rencontre cruciale ou brève passion ? C’est en tout cas des heures passées entre amies à décrypter les mystères de l’amour et à construire un homme idéalisé qu’il est possible de faire chuter de son piédestal au moment voulu. Pas d’amour sans histoires ni scénarios intérieurs ! L’imaginaire fait pleinement partie de la vie amoureuse. Grâce à lui, je garde l’image de l’aimé en tête, je me sens comblée tout en vivant mon quotidien, je m’asperge d’endorphines, ces petites molécules à effet antidépresseur. C’est un peu comme se plonger dans un livre de cuisine illustré de recettes appétissantes : un stratagème pour ressentir du plaisir quand le repas n’est pas encore prêt. Fantasmer l’autre est une activité commune aux deux sexes. Les spécialistes du psychisme s’accordent pourtant à dire qu’elle est particulièrement intense côté femme. L’hypertrophie de l’imagination amoureuse féminine s’explique de plusieurs manières. En premier lieu, traditionnellement, l’amour est tenu pour l’affaire des femmes. Ensuite, « élevées pendant des siècles dans la perspective du Beau Mariage, les femmes sont restées programmées pour rêver la Grande Rencontre, condition supposée de leur bonheur », rappelle la psychothérapeute Sylvie Tenenbaum.
« Longtemps, la culture les a maintenues en position d’attente, complète Geneviève Djénati, psychologue clinicienne. Enfermées dans leur cuisine, les femmes ne disposaient que de leurs rêveries éveillées pour essayer de comprendre ce que leurs époux réalisaient dehors. » C’est ainsi que, pour résister à l’ennui et se projeter dans une existence plus excitante, elles ont dû développer leur potentiel imaginatif. Celles qui répugnent à se faire des films n’en sont pas dépourvues : elles ont peur de se donner de faux espoirs. « Je m’interdis de me faire des films, j’ai trop peur de partir en vrille, avoue Claudia, 37 ans. Je crains que mes rêveries m’amènent trop loin et je ne veux pas être déçue à force d’avoir espéré la belle histoire et idéalisé l’autre. » Autre explication, d’ordre physiologique, mise en avant par Geneviève Djénati : « Ses organes sexuels étant internes et invisibles, la fille doit utiliser son imagination pour se percevoir en tant qu’être sexué, situation qui lui donnerait très tôt le goût des choses cachées, des énigmes, des histoires à déchiffrer. »


Un alibi au désir sexuel

Et si le cinéma amoureux des femmes était moins fleur bleue qu’il y paraît de prime abord ? C’est l’hypothèse de la psychanalyste Sophie Cadalen : « Il répond également à une stratégie plus inconsciente : camoufler l’aspect “cru” du désir pour le rendre moralement acceptable. Les femmes n’osent pas, ou en tout cas très rarement, poser leur désir dans ce qu’il a de brut. Elles ont besoin de s’abriter derrière l’alibi de l’amour, derrière des buts “honorables” tels que le mariage et la maternité. »
Derrière un questionnement aussi apparemment romantique que : « Tu crois que je peux l’appeler ? Tu crois que je peux lui montrer mes sentiments ? Tu crois que je peux lui proposer un resto ? », s’en cache un second, inconscient : « Est-ce que mon désir pour cet homme te choque ? Penses-tu que j’ai le droit de coucher avec lui ? » Les hommes, eux, ne se posent jamais le problème de la légitimité de leur désir. Culturellement, ils sont autorisés, et même encouragés, à se montrer désirants. Pourtant, eux aussi ont leur côté midinette, assure Nicolas Guéguen, professeur de psychologie sociale et cognitive (lireplus bas) : « Mais la grande différence est qu’un homme ne passe pas des heures au téléphone avec son meilleur copain à essayer de décoder chaque mot sorti de la bouche de sa dulcinée, observe-t-il. Et il ne l’appelle pas non plus en pleine nuit pour lui annoncer qu’il vient de tomber sur la femme idéale qu’il espérait depuis toujours. Il attend le lendemain et dit plutôt : “Elle est franchement excitante.” »

samedi 3 octobre 2015

La première escapade à deux

Enfin, on part ensemble ! Loin du quotidien, entre mer et soleil, on se révèle l’un à l’autre dans un face-à-face sans fard. Une étape déterminante pour l’avenir du couple.

Deux billets d’avion pour une destination lointaine, des sacs de voyage bouclés… Cette première escapade en amoureux que l’on avait tant rêvée est là. Pourtant, au moment du départ, les sentiments sont ambivalents, certains doutes se font sentir : « Et si l’on s’était trompés ? Si l’on n’avait rien à se dire ? Si l’on ne s’entendait pas ? » Toutes ces interrogations sont inévitables. Que l’on s’offre un séjour "farniente" sur la Côte d’Azur ou une semaine de trekking au Pérou, le premier voyage est toujours une mise à l’épreuve du couple : impossible de se fixer des rendez-vous selon ses disponibilités et son humeur ; pas question, non plus, de dissimuler son penchant pour le désordre ou pour les grasses matinées. En souscrivant pour un voyage à deux, on signe de plein gré pour une intimité partagée vingt-quatre heures sur vingt-quatre. « Ce premier voyage, c’est le moment où l’on accepte de laver son linge sale en même temps, remarque le sociologue Jean-Didier Urbain. Les partenaires passent une sorte de contrat tacite stipulant qu’ils se font mutuellement confiance. »

Le quotidien à la loupe

Embarquement immédiat, donc, pour un face-à-face sans artifice. « Sans le partage de cette intimité au quotidien, on ne sait pas vraiment qui est l’autre, rappelle Annie De Buttler, psychanalyste et thérapeute de couple. Alors on l’auréole, on projette sur lui une image idéalisée, parfois bien loin de la réalité. » La manière de prendre son café au lait, de monopoliser la salle de bains pendant une heure chaque matin… Autant de détails qui passent facilement inaperçus lorsqu’ils sont pris dans le mouvement de la vie de tous les jours. En vacances, en revanche, les amoureux ont tout le loisir de s’y attarder. Le voyage offre un poste d’observation unique à chaque partenaire. Dans un contexte de dépaysement, il donne à voir la réalité de l’autre.

Laurent, 28 ans, témoigne : « Quand je suis parti à Madrid avec ma copine, on se connaissait depuis six mois. Je dormais chez elle régulièrement dans la semaine. J’étais convaincu de passer un parfait séjour de jeune couple amoureux. Ce fut un désastre ! Je l’avais vue très active à Paris et j’ai découvert une fille qui ne s’intéressait à rien sinon traîner au lit jusqu’à midi, se plaignant d’avoir mal partout dès que l’on marchait dix minutes… Depuis, j’ai décidé que ma prochaine relation commencerait par un week-end à l’étranger ! »
Le duo s’expose à un environnement inconnu. Sans repères, chacun des partenaires fait appel à des aspects de sa personnalité qu’il n’a pas l’occasion d’exprimer habituellement. Comme les qualités d’initiative, de courage ou de fantaisie, si nécessaires ensuite, à la survie du couple au quotidien.

La sexualité en jeu

« A la maison, chacun est maître de son environnement et planifie son rythme de vie en fonction de son travail, de sa famille, explique Jean-Didier Urbain. Dans le voyage, au contraire, on n’organise pas un monde : on est réorganisé par le monde. » Une réorganisation aléatoire qui n’est plus cadrée par le temps et les obligations, mais par le plaisir et les envies des partenaires. « De fait, c’est en vacances que l’on va faire la véritable découverte du désir de l’autre, remarque Gérard Leleu, médecin sexologue. On a tout le loisir de multiplier les courtes siestes et de découvrir son corps, ses envies, ses rythmes sexuels. C’est donc aussi une étape déterminante pour l’avenir de la vie sexuelle des amants. »
Sauf que dans l’atmosphère idyllique et dépaysante du voyage, le désir est facilement exalté et les relations vite idéalisées. « On voudrait tant que tout se passe bien que l’on est tenté de voir l’autre sous sa meilleure figure, remarque Annie De Buttler. De même, on s’efforce de s’adapter à ce qu’il attend de nous, quitte à maquiller un peu de ce que l’on est. »

mercredi 30 septembre 2015

En couple... chacun chez soi

Ils s’aiment, mais ils ont décidé de ne pas vivre sous le même toit. Ce nouveau type de relation à distance favorise-t-il l’amour durable ? Ou n’est-il qu’un arrangement éphémère qui permet de ne pas s’engager ?

Est-ce la forme suprême du romantisme ? Est-ce de l’égoïsme ? Vivre en couple, mais chacun chez soi : la formule séduit des milliers d’hommes et de femmes qui, disent-ils, l’ont choisie comme une nouvelle façon d’aimer. Ils ne veulent plus du couple traditionnel, ils refusent la routine du quotidien, ils préfèrent attendre que leurs enfants aient grandi avant de revivre avec quelqu’un. Ou encore, de nouveau célibataires après une rupture ou un deuil, ils désirent préserver leur indépendance toute neuve.

Pour le sociologue Serge Chaumier, auteur de L'Amour fissionnel, le nouvel art d'aimer (Fayard), « cet amour fissionnel [par opposition à “fusionnel”, ndlr] est caractérisé par la possibilité d’une vie séparée : le couple se ménage, même sur un mode mineur, le droit de ne plus être en couple ». Ce mode de vie en cohérence avec l’époque répond aux valeurs individualistes et à l’injonction sociale « sois libre et sois toi ». « Aujourd’hui, nul n’a envie de sacrifier son moi, son épanouissement personnel sur l’autel du couple », confirme Ghislaine Paris, médecin sexologue, psychosomaticienne et auteure de Faire l'amour, pour éviter la guerre dans le couple (Albin Michel).
 
Excellent pour activer le désir

Vivre alternativement avec et sans l’autre semble garantir individualité et affirmation de soi. Un moyen de se réaliser, si essentiel, remarque la psychanalyste Sophie Cadalen : « Une vie de couple se déroule d’autant mieux que chacun des conjoints a la possibilité d’avoir son propre espace psychique. Habiter des lieux différents peut justement permettre de mieux préserver celui-ci. » Depuis cinq ans, Virginie et Thierry, 42 et 43 ans, vivent leur amour à une demi-heure de distance. Virginie, peintre, explique qu’elle a besoin de solitude, d’espace pour se consacrer à sa créativité. « Nous n’avons pas les mêmes charges quotidiennes, ni les mêmes préoccupations, confie-t-elle. Quand je suis chez moi, je mène une vie de bohème. Je n’ai pas d’enfant, contrairement à Thierry qui a les siens en garde alternée. »

 


Comment ces couples peuvent-ils concilier éloignement et amour ? Comment réussissent-ils à se penser à la fois comme individu autonome et sans contraintes, et partenaire soucieux du bien-être et des désirs de l’autre ? Selon Serge Chaumier, l’autonomie n’est pas porteuse de morcellement mais, au contraire, de régénérescence des liens. « Quand nous sommes ensemble, Thierry et moi, nous sommes totalement disponibles l’un pour l’autre, se réjouit Virginie. Nous nous voyons un soir sur deux, chez moi ou chez lui. On vit au jour le jour, comme des étudiants. Si nous ne nous sommes pas vus la veille, il lui arrive de me rejoindre la journée, entre deux rendez-vous. Quand il ouvre la porte, nous n’avons souvent qu’une seule envie : faire l’amour. »

La surprise et l’inattendu liés à cette façon d’être ensemble peuvent relancer sans cesse le désir. Le simple fait de se demander quand et chez qui ils vont se retrouver suffit à créer une dynamique érotique. L’intermittence permet aussi de se consacrer pleinement à l’autre. La relation est « dépolluée » des contraintes domestiques, matérielles ou familiales. La distance adoucit le « retour sur terre », passé la phase passionnelle des débuts. Elle protège des agacements quotidiens qui finissent par user bien des couples. « La non-cohabitation évite que la familiarité nuise à la relation amoureuse et sexuelle, ajoute Ghislaine Paris. L’absence de l’autre, le manque favorisent l’imaginaire, élément fondamental pour nourrir le désir. » Le chacun -chez-soi peut aussi permettre de vivre sans trop se sentir tiraillé entre son rôle de parent et sa vie d’amant. Distinguer le projet conjugal du projet familial revient à « cajoler un amour qui ne regarde que soi », explique la psychanalyste Sophie Cadalen.