Sur l’écran noir de nos nuits blanches, nos scénarios amoureux défilent au rythme de nos désirs. Fantasmer l’autre, l’idéaliser est une attitude typiquement féminine. Explications.
« Tout à l’heure, chez mes amis, j’ai rencontré un type extraordinaire, plein d’humour, raffiné, viril sans être macho. Nous avons discuté toute la soirée. Il m’a laissé son numéro de portable et son téléphone au bureau, mais pas son fixe chez lui. Tu crois que lui aussi a envie de me revoir ? C’est bizarre quand même qu’il ne m’ait pas laissé son fixe. Tu vas penser que je suis folle mais j’ai la sensation que ce type, c’est le futur père de mes futurs enfants. Tu crois qu’il va rappeler ? » Il est 2 heures du matin, le coup de téléphone de ma meilleure amie m’a tirée du lit. Pas question d’attendre une heure décente, elle a trop besoin de m’annoncer la grande nouvelle et de m’entendre dire que oui, elle a rencontré l’homme de sa vie – ce n’est jamais que la cinquième fois en trois ans.
Dès que l’idylle se sera précisée, ensemble, nous décoderons les signes prouvant que l’homme est bien amoureux… Et s’il se montre trop peu passionné, nous essayerons, telles des détectives, de saisir quel traumatisme ou quelle enfance malheureuse l’a rendu incapable de se laisser aller et de s’engager. Car si cette histoire ne marche pas, c’est forcément que le prince charmant est un grand névrosé terrifié par le désir féminin. Les petits films intérieurs ont ce pouvoir magique : nous écrivons le scénario qui nous convient, celui qui protège le mieux notre image et notre estime de nous-même. Les pessimistes se font des films noirs – « Ça ne marchera jamais, c’est sûr, et puis je suis certaine qu’il a une copine », etc. – mais un rayon de soleil suffit pour réécrire un scénario plus souriant…
Une imagination hypertrophiée
Rencontre cruciale ou brève passion ? C’est en tout cas des heures passées entre amies à décrypter les mystères de l’amour et à construire un homme idéalisé qu’il est possible de faire chuter de son piédestal au moment voulu. Pas d’amour sans histoires ni scénarios intérieurs ! L’imaginaire fait pleinement partie de la vie amoureuse. Grâce à lui, je garde l’image de l’aimé en tête, je me sens comblée tout en vivant mon quotidien, je m’asperge d’endorphines, ces petites molécules à effet antidépresseur. C’est un peu comme se plonger dans un livre de cuisine illustré de recettes appétissantes : un stratagème pour ressentir du plaisir quand le repas n’est pas encore prêt. Fantasmer l’autre est une activité commune aux deux sexes. Les spécialistes du psychisme s’accordent pourtant à dire qu’elle est particulièrement intense côté femme. L’hypertrophie de l’imagination amoureuse féminine s’explique de plusieurs manières. En premier lieu, traditionnellement, l’amour est tenu pour l’affaire des femmes. Ensuite, « élevées pendant des siècles dans la perspective du Beau Mariage, les femmes sont restées programmées pour rêver la Grande Rencontre, condition supposée de leur bonheur », rappelle la psychothérapeute Sylvie Tenenbaum.
« Longtemps, la culture les a maintenues en position d’attente, complète Geneviève Djénati, psychologue clinicienne. Enfermées dans leur cuisine, les femmes ne disposaient que de leurs rêveries éveillées pour essayer de comprendre ce que leurs époux réalisaient dehors. » C’est ainsi que, pour résister à l’ennui et se projeter dans une existence plus excitante, elles ont dû développer leur potentiel imaginatif. Celles qui répugnent à se faire des films n’en sont pas dépourvues : elles ont peur de se donner de faux espoirs. « Je m’interdis de me faire des films, j’ai trop peur de partir en vrille, avoue Claudia, 37 ans. Je crains que mes rêveries m’amènent trop loin et je ne veux pas être déçue à force d’avoir espéré la belle histoire et idéalisé l’autre. » Autre explication, d’ordre physiologique, mise en avant par Geneviève Djénati : « Ses organes sexuels étant internes et invisibles, la fille doit utiliser son imagination pour se percevoir en tant qu’être sexué, situation qui lui donnerait très tôt le goût des choses cachées, des énigmes, des histoires à déchiffrer. »
Un alibi au désir sexuel
Et si le cinéma amoureux des femmes était moins fleur bleue qu’il y paraît de prime abord ? C’est l’hypothèse de la psychanalyste Sophie Cadalen : « Il répond également à une stratégie plus inconsciente : camoufler l’aspect “cru” du désir pour le rendre moralement acceptable. Les femmes n’osent pas, ou en tout cas très rarement, poser leur désir dans ce qu’il a de brut. Elles ont besoin de s’abriter derrière l’alibi de l’amour, derrière des buts “honorables” tels que le mariage et la maternité. »
Derrière un questionnement aussi apparemment romantique que : « Tu crois que je peux l’appeler ? Tu crois que je peux lui montrer mes sentiments ? Tu crois que je peux lui proposer un resto ? », s’en cache un second, inconscient : « Est-ce que mon désir pour cet homme te choque ? Penses-tu que j’ai le droit de coucher avec lui ? » Les hommes, eux, ne se posent jamais le problème de la légitimité de leur désir. Culturellement, ils sont autorisés, et même encouragés, à se montrer désirants. Pourtant, eux aussi ont leur côté midinette, assure Nicolas Guéguen, professeur de psychologie sociale et cognitive (lireplus bas) : « Mais la grande différence est qu’un homme ne passe pas des heures au téléphone avec son meilleur copain à essayer de décoder chaque mot sorti de la bouche de sa dulcinée, observe-t-il. Et il ne l’appelle pas non plus en pleine nuit pour lui annoncer qu’il vient de tomber sur la femme idéale qu’il espérait depuis toujours. Il attend le lendemain et dit plutôt : “Elle est franchement excitante.” »